L’intervention féministe à l’ère de l’intersectionnalité
L’intervention féministe à l’ère de l’intersectionnalité : présentation des affiches
L’intersectionnalité est au cœur des réflexions de plusieurs organismes féministes. Elle occupe également une place centrale dans les travaux menés depuis plusieurs années par l’équipe Corbeil et Marchand, dont les plus récents ont été réalisés en collaboration avec la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes et le Service aux collectivités de l’UQAM. Souhaitant actualiser les fondements de l’intervention féministe, tels que présentés dans l’ouvrage collectif de Corbeil et Marchand (2010), notre équipe a poursuivi un projet de transfert et de mobilisation des connaissances avec les milieux de pratiques féministes afin de proposer une nouvelle modélisation de l’intervention féministe à l’ère de l’intersectionnalité, via la production d’outils présentés sous forme d’affiches.
Celles-ci se déclinent en trois temps : la première affiche revisite les fondements de l’intervention féministe avec une lunette intersectionnelle; la deuxième affiche précise les orientations pour la mise en pratique de l’intervention féministe à l’ère de l’intersectionnalité. La dernière affiche met en perspective les enjeux ayant trait aux structures et pratiques organisationnelles en contexte d’intervention féministe à l’ère de l’intersectionnalité. Ces outils offriront, nous l’espérons, un cadre d’intervention pour réfléchir aux pratiques féministes, et ce, à l’ère où l’intersectionnalité apparait à la fois comme une réponse à de nombreux enjeux qui traversent le mouvement des femmes, tout en demeurant un défi constant d’application au regard des réalités et des situations vécues, tant par les femmes soutenues que par les organismes qui les accueillent.
L’intervention féministe au Québec
Au Québec, l’intervention féministe se déploie significativement au milieu des années 1970 et se présente comme une alternative, à la fois thérapeutique et politique, aux thérapies traditionnelles dans le champ de la santé mentale et de la lutte contre les violences sexistes, pour soutenir les femmes et défendre leurs droits. Elle repose sur une analyse sociopolitique des difficultés vécues par les femmes, plutôt que sur une approche centrée sur les dimensions intrapsychiques de l’individu. Le privé est politique représente le pilier, tant sur le plan des pratiques d’intervention que de l’action politique, autour duquel s’articule l’intervention féministe depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui. La reconnaissance du potentiel des femmes, la prise en compte de leur histoire de vie, la reprise du pouvoir sur leur existence, l’établissement de relations égalitaires dans l’intervention ainsi que la visée de changement social représentent les fondements de l’intervention féministe au Québec, tels que décrits dans l’ouvrage pionnier de Corbeil, Lazure, Legault et Pâquet-Deehy (1983). Depuis lors se sont établis, aux quatre coins du Québec, des centaines de groupes de femmes qui mobilisent l’intervention féministe et développent tout un éventail de pratiques et d’analyses diversifiées. L’intervention féministe prend ainsi différentes formes et couleurs selon les groupes qui s’en inspirent.
Quelque trente ans plus tard, aux termes d’une vaste recherche empirique menée auprès d’une soixantaine d’intervenantes œuvrant dans divers groupes de femmes, Corbeil et Marchand ont co-dirigé la publication du livre L’intervention féministe, d’hier à aujourd’hui : portrait d’une pratique sociale diversifiée (2010), en vue de prendre le pouls de l’évolution de l’intervention féministe. Avec un collectif d’auteures représentantes des organismes féministes, l’ouvrage s’attarde à l’actualisation des fondements de l’intervention féministe, tout en mettant en lumière un ensemble de pratiques plurielles et de défis qui fondent l’intervention féministe dans ses divers lieux d’application. Ces travaux ont notamment permis de jeter les prémisses d’un cadre d’intervention féministe intégrant l’intersectionnalité, théorie dont la popularité connait dès lors une forte croissance dans les milieux académiques et militants anglophones et francophones au Québec (Bilge, 2009).
L’ère de l’intersectionnalité
Rappelons d’abord que le terme intersectionnalité émerge sous la plume de la juriste Kimberlé Crenshaw en 1991 pour analyser les législations américaines face aux violences que subissent les femmes racisées en raison de l’enchevêtrement du racisme et du sexisme dans les pratiques sociales. Toutefois, les fondements théoriques sous-jacents sont présents dans plusieurs travaux de féministes afro-américaines, hispano-américaines et lesbiennes (blanches et non-blanches) depuis les années 1970. Si l’intersectionnalité se définit sous des vocables diversifiés selon les lieux de production – les milieux universitaires et le mouvement des femmes – l’entrecroisement des différents rapports de pouvoir formés par le capitalisme, le colonialisme, le racisme, le patriarcat, l’âgisme et le capacitisme constitue le cœur des théories intersectionnelles. Au cours des dernières décennies, chercheures, praticiennes et intervenantes se sont intéressées à la mobilisation d’une approche intersectionnelle pour mieux éclairer leurs travaux et leurs pratiques. C’est dans cette perspective que l’équipe de recherche a souhaité réfléchir à l’application de l’intersectionnalité à l’intervention féministe contemporaine, telle qu’elle s’incarne dans des groupes de femmes au Québec. Les trois affiches proposées s’inscrivent ainsi dans un effort collectif pour penser et tracer l’intervention féministe à l’ère intersectionnelle. Dans une visée de co-construction des savoirs d’action, ces affiches se veulent non pas une finalité en soi, mais plutôt un outil d’analyse pour ouvrir le dialogue sur la portée et les usages de l’intersectionnalité dans nos pratiques quotidiennes.
Télécharger les affiches
Affiches 24 × 36 en couleurs
Affiches 11 × 17 en couleurs
Affiches 11 × 17 en noir seulement
Fondements et visées
de l’intervention féministe au Québec à l’ère de l’intersectionnalité
Mise en pratique
de l’intervention féministe au Québec à l’ère de l’intersectionnalité
Accueillir et soutenir toutes les femmes avec leur histoire de vie et leurs expertises
- Offrir une écoute empathique et attentive
- Croire en leur parole
- Prendre en compte leur parcours de vie et sa singularité
- Respecter leur rythme et leurs choix
- Leur permettre de définir leurs propres objectifs
- Reconnaitre la pluralité des besoins, des identités et des cultures
- Prendre acte des ressources dont elles bénéficient ou pas
- Reconnaitre leurs expertises et leurs savoirs
Rester consciente de ses biais, préjugés et privilèges
- Prendre conscience de son positionnement social, des privilèges à l’oeuvre et de leurs effets :
- sur les rapports avec les femmes
- sur les rapports entre intervenantes
- sur les prises de paroles et de décisions des femmes minorisées
- Ne pas passer sous silence ou banaliser des propos ou des comportements discriminatoires
- Déconstruire ses propres préjugés et ceux de ses collègues
- Ne pas hiérarchiser les oppressions
- Déconstruire les messages discriminatoires et reconnaitre leur impact négatif sur la vie des femmes et leur communauté
- Adopter une posture active d’apprentissage réciproque
- Ne pas stigmatiser les femmes du fait de leur culture, leurs croyances ou leurs habitudes
Favoriser l’empowerment individuel et collectif des femmes
- Les outiller dans leurs rapports aux institutions et services publics
- Défaire les préjugés et mythes intégrés par les femmes
- Croire en leur potentiel et valoriser leurs forces
- Reconnaitre leurs stratégies de survie, de résistance et de protection
- Ne pas les cantonner dans une position de victime
- Favoriser le développement d’une conscience sociale et politique
- Favoriser l’inscription des récits individuels dans l’histoire collective des femmes, passer du « je » au « nous »
- Sortir du rôle de la sauveuse et leur laisser la place pour qu’elles développent leurs propres moyens de se mobiliser et de chemine
S’impliquer au sein de coalitions solidaires dans une visée de transformation et de justice sociale
- Favoriser les actions collectives et de solidarité en privilégiant une organisation et des mobilisations inclusives
- Utiliser ses privilèges pour défendre les droits des femmes
- Briser leur isolement :
- soutenir les pratiques d’entraide et les réseaux de solidarité
- créer des groupes de soutien et de parole pour collectiviser les vécus
- maintenir et développer des espaces non mixtes et sécuritaires pour toutes les femmes
- S’impliquer, individuellement et collectivement, au sein de coalitions solidaires pour favoriser une transformation sociale vers plus de justice
- Consolider les alliances avec les femmes et le soutien dans la défense de droits
Structures et pratiques organisationnelles
en contexte d’intervention féministe à l’ère de l’intersectionnalité
Enjeux
Homogénéité des instances décisionnelles et des équipes de travail (obstacles à la représentativité de toutes les femmes, à l’adaptation et à l’inclusivité des pratiques)
Partage inégal du pouvoir (p. ex. : connaissances, possibilités d’influence et de décisions)
Organisation des activités et du soutien selon un « horaire de bureau »
Politiques d’accueil conditionnelles et règles des milieux de vie parfois restrictives
Manque de ressources pour répondre à l’ensemble des besoins (p. ex. : services d’interprète)
Obstacles systémiques à l’embauche et au maintien à l’emploi
Manque de temps dû à la surcharge de travail pour réfléchir à ses pratiques ou se former
Pistes de solution
Évaluer la représentativité des femmes siégeant sur les instances décisionnelles
Revoir les stratégies de recrutement des membres de l’équipe et du CA (p. ex. : moyens déployés, réseaux sollicités)
Valoriser différents types d’expérience dans la sélection des membres de l’équipe et du CA
Se questionner sur les modalités de partage de l’information au sein de l’organisme
Actualiser les missions, les orientations et les principes de l’organisme afin de les rendre plus inclusifs
S’interroger sur le bien-fondé et la finalité des règlements de l’organisme (p. ex : à qui profitent-ils?)
Renforcer les pratiques d’inclusion (p. ex : accessibilité universelle, services de garde)
Réfléchir à la manière la plus équitable et adaptée d’allouer les ressources (p. ex : développement de pratiques inclusives, soutien de comités de femmes marginalisées)
Favoriser la mise en place d’actions collectives impliquant toutes les femmes en lien avec l’organisation
Soutenir les activités réalisées par et pour les femmes
Développer, soutenir et donner de la visibilité aux solidarités et aux luttes menées avec d’autres groupes sociaux oeuvrant dans une visée de justice et de transformation sociale
Ressources
pour aller plus loin
Quelques ressources en ligne
Marchand, I., Corbeil, C. et Boulebsol, C. (à paraitre), L’intervention féministe sous l’influence de l’intersectionnalité : enjeux organisationnels et communicationnels au sein des organismes féministes au Québec, Revue Communiquer.
Fédération des maisons d’hébergement pour femmes (2018). Intervention féministe intersectionnelle. Réflexions et analyses pour des pratiques égalitaires et inclusives. Guide d’introduction à l’intention des partenaires.
Corbeil, C. Harper, E., Marchand, I. Fédération des maisons d’hébergement pour femmes et Le Gresley, S-M (2018). L’intersectionnalité, tout le monde en parle ! Résonnance et application au sein des maisons d’hébergement pour femmes. Montréal : Services aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal/ Fédération des maisons d’hébergement pour femmes.
Crenshaw, K. (2005). Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, 39(2)
Pagé, G. (2014). Sur l’indivisibilité de la justice sociale ou Pourquoi le mouvement féministe québécois ne peut faire l’économie d’une analyse intersectionnelle. Nouvelles pratiques sociales, 26 (2), 200–217.
Buettgen, A., Hardie, S. et Wicklund., E., Jean-François, K.M., Alimi, S. (2018). Comprendre les formes intersectionnelles de discrimination des personnes handicapées. Ottawa, Programme de partenariats pour le développement social du gouvernement du Canada – Volet Personnes handicapées. Canadian Centre on Disability Studies.
RQCALACS (2016). Une pour toutes et toutes pour ELLES. Boîte à outils : une approche intersectionnelle de la lutte aux violences sexuelles. Montréal : Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (RQCALACS).
Girardat, J., Jung, É. & Magar-Braeuner, J. (2014). Le concept d’intersectionnalité à l’épreuve de la pratique : l’exemple de la formation « regards croisés sur l’égalité et les discriminations ». Nouvelles pratiques sociales, 26 (2), 235–250.
Pierre, A. (2016, automne). Mots choisis pour réfléchir au racisme et à l’antiracisme. Revue Droits et libertés, 35(2).
Pagé, G et Pires, R. (2015). L’intersectionnalité en débat. Pour un renouvellement des pratiques féministes au Québec. Montréal : Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal et Fédération des femmes du Québec.
Bilge, S. (2015). Le blanchiment de l’intersectionnalité. Recherches féministes, 28 (2), 9–32.
À lire en bibliothèque
Hill Collins, M. et Bilge, S. (2016). Intersectionality. Malden : Polity Press
Corbeil, C. et I. Marchand (dir.) 2010. L’intervention féministe d’hier à aujourd’hui : portrait d’une pratique sociale diversifiée, Montréal : Éditions du Remue-ménage
hooks, bell (1981). Ain’t I a woman : black women and feminism. Boston: South End Press.
hooks, bell (1984). Feminist theory from margin to center. Boston: South End Press.
À écouter en ligne (en anglais)
Site et ballado “Intersectionality matters !”
Copyright
Créé par Isabelle Marchand (UQO), Christine Corbeil (UQAM), Carole Boulebsol (UdeM) et Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, 2020. Projet mené dans le cadre du Service aux collectivités de l’UQAM. Nous remercions le RéQEF pour le financement de ce projet.
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